Fables egos

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Fables egos

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Quelques Fables allégoriques, de Monsieur Jean de Lafontaine, que je trouve bien à propos, sur les défauts etc...
(même si c'est impossible de tous les connaitre...)

Un Homme qui s'aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusait toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.

Afin de le guérir, le Sort officieux
Présentait partout à ses yeux
Les conseillers muets dont se servent nos Dames ;
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs aux poches des Galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.

Que fait notre Narcisse? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.

Mais un canal formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés :
Il s'y voit, il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau.
Mais quoi, le canal est si beau
Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir :
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.

Notre âme c'est cet Homme amoureux de lui-même ; (je subtilise à âme non fabriquée)
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes ;
Et quant au canal, c'est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes.


L'Homme qui court après la fortune
et l'Homme qui l'attend dans son lit


Qui ne court après la Fortune ?
Je voudrais être en lieu d'où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du sort de Royaume en Royaume,
Fidèles courtisans d'un volage fantôme.

Quand ils sont près du bon moment,
L'inconstante aussitôt à leurs désirs échappe :
Pauvres gens, je les plains, car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.

Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,
Et le voilà devenu Pape :
Ne le valons-nous pas ? Vous valez cent fois mieux ;
Mais que vous sert votre mérite ?
La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu'on quitte,
Le repos, le repos, trésor si précieux
Qu'on en faisait jadis le partage des Dieux ?

Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.

Certain couple d'Amis en un bourg établi,
Possédait quelque bien : l'un soupirait sans cesse
Pour la Fortune ; il dit à l'autre un jour :
Si nous quittions notre séjour ?
Vous savez que nul n'est prophète
En son pays : cherchons notre aventure ailleurs.

Cherchez, dit l'autre Ami, pour moi je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.

Contentez-vous ; suivez votre humeur inquiète ;
Vous reviendrez bientôt. Je fais voeu cependant
De dormir en vous attendant.

L'ambitieux, ou si l'on veut, l'avare,
S'en va par voie et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter sur tout autre ; et ce lieu, c'est la cour.

Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l'on sait être les meilleures ;

Bref, se trouvant à tout, et n'arrivant à rien.

Qu'est ceci ? ce dit-il, cherchons ailleurs du bien.

La Fortune pourtant habite ces demeures.
Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez celui-là ; d'où vient qu'aussi
Je ne puis héberger cette capricieuse ?

On me l'avait bien dit, que des gens de ce lieu
L'on n'aime pas toujours l'humeur ambitieuse.

Adieu messieurs de cour ; messieurs de cour adieu :
Suivez jusques au bout une ombre qui vous flatte.

La Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons là. Ce fut un de dire et s'embarquer.
Ames de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l'abîme défier.

Celui-ci pendant son voyage
Tourna les yeux vers son village
Plus d'une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la mort.

Avec beaucoup de peines
On s'en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt, sans quitter la maison.

L'homme arrive au Mogol ; on lui dit qu'au Japon
La Fortune pour lors distribuait ses grâces.

Il y court ; les mers étaient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu'il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
Demeure en ton pays, par la nature instruit.

Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l'avait été ;
Ce qui lui fit conclure en somme,
Qu'il avait à grand tort son village quitté.

Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure de joie, et dit : Heureux, qui vit chez soi ;
De régler ses désirs faisant tout son emploi.

Il ne sait que par ouïr-dire,
Ce que c'est que la cour, la mer, et ton empire,
Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités, des biens, que jusqu'au bout du monde
On suit, sans que l'effet aux promesses réponde.
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux.
En raisonnant de cette sorte,
Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.


L’HOMME ET LA COULEUVRE

Un Homme vit une Couleuvre (coule oeuvre).
Ah ! méchante, dit-il, je m'en vais faire une œuvre
Agréable à tout l'univers.
À ces mots, l'animal pervers (l'homme)
A ces mots, le Serpent, se laissant attraper,
Est pris, mis en un sac , et, ce qui fut le pire,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin de le payer toutefois de raison,
L'autre lui fit cette harangue :
Symbole des ingrats, être bon aux méchants,
C'est être sot, meurs donc : ta colère et tes dents
Ne me nuiront jamais. Le Serpent, en sa langue,
Reprit du mieux qu'il put : S'il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
A qui pourrait-on pardonner ?

Toi-même tu te fais ton procès. Je me fonde
Sur tes propres leçons ; jette les yeux sur toi.
Mes jours sont en tes mains, tranche-les : ta justice,
C'est ton utilité, ton plaisir, ton caprice ;
Selon ces lois, condamne-moi ;
Mais trouve bon qu'avec franchise
En mourant au moins je te dise
Que le symbole des ingrats
Ce n'est point le serpent, c'est l'homme.

Ces paroles
Firent arrêter l'autre ; il recula d'un pas.

Enfin il repartit : Tes raisons sont frivoles :
Je pourrais décider, car ce droit m'appartient ;
Mais rapportons -nous-en.

Soit fait, dit le Reptile.
Une Vache était là, l'on l'appelle, elle vient,
Le cas est proposé ; c'était chose facile :
Fallait-il pour cela, dit-elle, m'appeler ?

La Couleuvre a raison ; pourquoi dissimuler ?
Je nourris celui-ci depuis longues années ;
Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées ;
Tout n'est que pour lui seul ; mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines ;
Même j'ai rétabli sa santé, que les ans
Avaient altérée, et mes peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.

Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe ; s'il voulait encore me laisser paître !

Mais je suis attachée ; et si j'eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L’ingratitude ? Adieu : j’ai dit ce que je pense.

L'Homme tout étonné d'une telle sentence
Dit au Serpent : Faut-il croire ce qu'elle dit ?

C'est une radoteuse, elle a perdu l'esprit.

Croyons ce Bœuf. Croyons, dit la rampante bête.

Ainsi dit, ainsi fait. Le Bœuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,
Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portait les soins, les plus pesants,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi ramenait dans nos plaines
Ce que Cérès, nous donne, et vend aux animaux.

Que cette suite de travaux
Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré ; puis, quand il était vieux,
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l'indulgence des Dieux.

Ainsi parla le Bœuf. L'Homme dit : Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur ;

Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,
Au lieu d'arbitre, accusateur.

Je le récuse aussi. L'arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il servait de refuge
Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents ;
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.
L'ombrage n'était pas le seul bien qu'il sût faire ;
Il courbait sous les fruits ; cependant pour salaire
Un rustre l'abattait, c'était là son loyer ;
Quoique pendant tout l'an libéral il nous donne
Ou des fleurs au Printemps, ou du fruit en Automne ;
L'ombre, l'été, l'hiver, les plaisirs du foyer.

Que ne l'émondait-on, sans prendre la cognée ?
De son tempérament il eût encore vécu.

L'Homme trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.

Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là.
Du sac et du Serpent aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu'il tua la bête.

On en use ainsi chez les grands.
La raison les offense ; ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,
Et serpents.
Si quelqu'un desserre les dents,
C'est un sot.

J'en conviens. Mais que faut-il donc faire ?
Parler de loin ; ou bien se taire.


L’HOMME ET LA PUCE

Par des vœux importuns nous fatiguons les dieux :
Souvent pour des sujets même indignes des hommes.
Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes
Soit obligé d'avoir incessamment les yeux,
Et que le plus petit de la race mortelle,
A chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle,
Doive intriguer, l'Olympe et tous ses citoyens,
Comme s'il s'agissait des Grecs et des Troyens.
Un Sot par une Puce eut l'épaule mordue.
Dans les plis de ses draps, elle alla se loger.
Hercule, ce dit-il, tu devais bien purger
La terre de cette Hydre, au printemps revenue.
Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue
Tu n'en perdes, la race afin de me venger ?
Pour tuer une Puce il voulait obliger
Ces Dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.

Les Vautours et les Pigeons

Mars autrefois mit tout l'air en émeute.
Un Certain sujet, fit naître la dispute,
Chez les oiseaux ; non ceux que le Printemps
Mène à sa Cour, et qui sous la feuillée,
Par leur exemple et leurs sons éclatants
Font que Vénus est en nous réveillée ;

Ni ceux encor que la Mère d'Amour
Met à son char : mais le peuple Vautour
Au bec retors, à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.

Il plut du sang ; je n'exagère point.

Si je voulais conter de point en point
Tout le détail, je manquerais d'haleine.

Maint chef périt, maint héros expira ;

Et sur son roc Prométhée espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.

C'était plaisir d'observer leurs efforts ;
C'était pitié de voir tomber les morts.

Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
Tout s'employa. Les deux troupes éprises
D'ardent courroux n'épargnaient nuls moyens
De peupler l'air que respirent les ombres.

Tout élément remplit de citoyens,
Le vaste enclos qu'ont les royaumes sombres.

Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d'une autre nation.

Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.

Elle employa sa médiation
Pour accorder une telle querelle ;
Ambassadeurs par le peuple pigeon
Furent choisis, et si bien travaillèrent,
Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.

Ils firent trêve, et la paix s'ensuivit :
Hélas ! ce fut aux dépens de la race
A qui la leur aurait dû rendre grâce.

La gent maudite aussitôt poursuivit,
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.

Peu de prudence eurent les pauvres gens,
D'accommoder un peuple si sauvage.

Tenez toujours divisés les méchants ;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là : Semez entre eux la guerre,
Ou vous n'aurez avec eux nulle paix.


LE THESAURISEUR ET LE SINGE

Un homme accumulait. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu'à la fureur.
Celui-ci ne songeait que ducats et pistoles.
Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu'ils sont frivoles.
Pour sûreté de son trésor,
Notre avare habitait un lieu dont Amphitrite,
Défendait aux voleurs de toutes parts l'abord.

Là d'une volupté selon moi fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassait toujours :
Il passait les nuits et les jours
A compter, calculer, supputer sans relâche,
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche :
Car il trouvait toujours, du mécompte à son fait.
Un gros Singe, plus sage, à mon sens, que son maître
Jetait quelque doublons toujours par la fenêtre,
Et rendait le compte imparfait.
La chambre bien cadenassée
Permettait de laisser l'argent sur le comptoir.
Un beau jour, dom Bertrand se mit dans la pensée
D'en faire un sacrifice au liquide manoir.

Quant à moi, lorsque je compare
Les plaisirs de ce singe à ceux de cet avare,
Je ne sais bonnement auxquels, donner le prix.
Dom Bertrand gagnerait près de certains esprits ;
Les raisons en seraient trop longues à déduire.
Un jour donc l'animal qui ne songeait qu'à nuire,
Détachait du monceau, tantôt quelque doublon,
Un jacobus, un ducaton,
Et puis quelque noble à la rose ;
Eprouvait son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métal qui se font souhaiter
Par les humains sur toute chose.

S'il n'avait entendu son Compteur à la fin
Mettre la clé dans la serrure,
Les ducats auraient tous pris le même chemin,
Et couru la même aventure ;
Il les aurait fait tous voler jusqu'au dernier
Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.

Dieu veuille préserver maint et maint financier
Qui n'en fait pas meilleur usage.
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suite :

LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS

Une Tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays,
Volontiers, on fait cas d'une terre étrangère :
Volontiers, gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire :
Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons par l'air en Amérique .
Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple ; et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.

Ulysse en fit autant. On ne s'attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.

La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les Oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule en travers, on lui passe un bâton.
Serrez bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise.
Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.
La Tortue enlevée on s'étonne partout
De voir aller en cette guise
L'animal lent et sa maison,
Justement, au milieu de l'un et l'autre Oison.
Miracle, criait-on. Venez voir dans les nues
Passer la Reine des Tortues.
La Reine : vraiment oui ; Je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion, de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage,
Ce sont enfants tous d'un lignage.


L'INGRATITUDE LA FORTUNE

Un Trafiquant sur mer, par bonheur s'enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d'un voyage,
Gouffre, banc, ni rocher, n'exigea de péage
D'aucun de ses ballots ; le sort l'en affranchit.
Sur tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recueillirent leur droit, tandis que la Fortune
Prenait soin d'amener son Marchand à bon port.
Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle.
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle.
Ce qu'il voulut, sa porcelaine encor :
Le luxe et la folie enflèrent son trésor ;
Bref, il plut dans son escarcelle.
On ne parlait chez lui que par doubles ducats.
Et mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses.
Ses jours de jeûne étaient des noces.
Un sien ami, voyant ces somptueux repas,
Lui dit : Et d'où vient donc un si bon ordinaire ?
Et d'où me viendrait-il que de mon savoir-faire ?
Je n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent
De risquer à propos, et bien placer l'argent.
Le profit lui semblant une fort douce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu'il avait fait :
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause.
Un vaisseau mal frété périt au premier vent.
Un autre mal pourvu des armes nécessaires
Fut enlevé par les Corsaires.
Un troisième au port arrivant,
Rien n'eut cours, ni débit. Le luxe et la folie
N'étaient plus tels qu'auparavant.
Enfin ses facteurs le trompant,
Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il devint pauvre tout d'un coup.
Son ami le voyant en mauvais équipage,
Lui dit : D'où vient cela ? De la fortune, hélas !
Consolez-vous, dit l'autre ; et s'il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux ; tout au moins soyez sage.
Je ne sais s'il crut ce conseil ;
Mais je sais, que chacun impute en cas pareil
Son bonheur à son industrie,
Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au sort.
Chose n'est ici plus commune :
Le bien nous le faisons, le mal c'est la Fortune,
On a toujours raison, le destin toujours tort.

LE TRAFIQUANT

Un trafiquant de Perse,
Chez son voisin, s'en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer, un jour.
Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.
Votre fer ? Il n'est plus : J'ai regret de vous dire
Qu'un rat l'a mangé tout entier.
J'en ai grondé mes gens ; mais qu'y faire ? Un grenier
A toujours quelques trous.
Le Trafiquant admire,
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours, il détourne l'enfant
Du perfide voisin ; puis à souper convie
Le père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi, je vous supplie ;
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimais un fils plus que ma vie ;
Je n'ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l'ai plus.
On me l'a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le Marchand repartit : Hier au soir, sur la brune,
Un Chat-huant, s'en vint votre fils enlever.
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le père dit : Comment voulez-vous que je croie
Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie ?
Mon fils en un besoin, eût pris le Chat-huant.
Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment,
Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je,
Et ne vois rien qui vous oblige
D'en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange
Que les chats-huants d'un pays
Où le quintal de fer, par un seul rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent ?
L'autre vit où tendait cette feinte aventure.
Il rendit le fer au Marchand,
Qui lui rendit sa géniture.
Même dispute avint entre deux voyageurs.
L'un d'eux était de ces conteurs
Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope.
Tout est géant chez eux : Écoutez-les, l'Europe,
Comme l'Afrique, aura des monstres à foison.
Celui-ci, se croyait l'hyperbole permise.
J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.
Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église.
Le premier se moquant, l'autre reprit : Tout doux ;
On le fit pour cuire vos choux.
L'homme au pot fut plaisant ; l'homme au fer fut habile.
Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De vouloir par raison combattre son erreur ;
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.

LA BESACE

Jupiter dit un jour : Que tout ce qui respire
S'en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur.
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur :
Je mettrai remède à la chose.
Venez, Singe ; parlez le premier, et pour cause.
Voyez ces animaux, faites comparaison
De leurs beautés avec les vôtres :

Êtes-vous satisfait ? Moi ? dit-il, pourquoi non ?
N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres ?
Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché ;
Mais pour mon frère l'Ours, on ne l'a qu'ébauché :
Jamais, s'il me veut croire, il ne se fera peindre.

L'Ours venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.
Tant s'en faut : de sa forme il se loua très fort ;
Glosa (1) sur l' Éléphant, dit qu'on pourrait encor
Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles ;
Que c'était une masse informe et sans beauté.
L' Éléphant étant écouté,
Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles :
Il jugea qu'à son appétit,
Dame Baleine était trop grosse.
Dame Fourmi, trouva le Ciron trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse.
Jupiter les renvoya, s'étant censurés de tous,
Du reste , contents d'eux ; mais parmi les plus fous.

Notre espèce excella ; car tout ce que nous sommes,
Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes.
On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.
Le Fabricateur souverain
Nous créant Besacier, tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui
Il fit pour nos défauts, la poche de derrière,
Et celle de devant, pour les défauts d'autrui.

LE MARI, LA FEMME et LE VOLEUR

Un Mari fort amoureux,
Fort amoureux de sa Femme,
Bien qu'il fût jouissant,
se croyait malheureux.
Jamais œillade de la Dame,
Propos flatteur et gracieux,
Mot d'amitié, ni doux sourire,
Défiant, le pauvre Sire,
N'avaient fait soupçonner, qu'il fût vraiment chéri.
Je le crois, c'était un mari.
Ne tint point à l'hyménée,
Que content de sa destinée,
Il n'en remerciât les Dieux ;
Mais quoi ? Si l'amour n'assaisonne.
Les plaisirs que l'hymen nous donne,
Je ne vois pas, qu'on en soit mieux.
Notre épouse étant donc de la sorte, bâtie,
Et n'ayant caressé, son Mari de sa vie,
Il en faisait sa plainte une nuit.
Un Voleur,
Interrompit la doléance.
La pauvre femme eut, si grand'peur
Qu'elle chercha, quelque assurance
Entre les bras, de son Époux.
Ami Voleur, dit-il, sans toi ce bien si doux,
Me serait inconnu. Prends donc en récompense
Tout ce qui peut chez nous être à ta bienséance;
Prends, le logis aussi.
Les voleurs ne sont pas
Gens honteux, ni fort délicats :
Celui-ci fit sa main. J'infère de ce conte
Que la plus forte passion
C'est la peur : elle fait vaincre l'aversion,
Et l'amour quelquefois ; quelquefois il la dompte ;
J'en ai pour preuve, cet amant
Qui brûla sa maison, pour embrasser sa Dame.

Pour finir,

LE RENARD ET L'ÉCUREUIL

Il ne se faut jamais moquer des misérables,
Car qui peut s'assurer d'être toujours heureux ?
Le sage Ésope dans ses fables
Nous en donne un exemple ou deux ;
Je ne les cite point, et certaine chronique,
M'en fournit un plus authentique.
Le Renard se moquait un jour de l'Écureuil
Qu'il voyait assailli d'une forte tempête :
Te voilà, disait-il, près d'entrer au cercueil,
Et de ta queue en vain tu te couvres la tête.
Plus tu t'es approché du faîte,
Plus l'orage te trouve en butte à tous ses coups.
Tu cherchais les lieux hauts et voisins de la foudre :
Voilà ce qui t'en prend ; moi qui cherche des trous,
Je ris, en attendant que tu sois mis en poudre.
Tandis qu'ainsi le Renard, se gabait,
Il prenait maint pauvre poulet
Au gobet ;
Lorsque l'ire du Ciel à l'Ecureuil pardonne :
Il n'éclaire plus, ni ne tonne ;
L'orage cesse ; et le beau temps venu.
Un Chasseur ayant aperçu
Le train de ce Renard autour de sa tanière :
Tu paieras, dit-il, mes poulets.

Aussitôt nombre de bassets
Vous fait déloger le Compère.

L'Écureuil l'aperçoit qui fuit
Devant la meute qui le suit.

Ce plaisir ne lui dure guère,
Car bientôt il le voit aux portes du trépas.
Il le voit ; mais il n'en rit pas,
Instruit par sa propre misère.

https://youtu.be/miz_1W_IaWM

Ajàts,
Frat,
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